mercredi 25 novembre 2009

Explication texte "Qu'est-ce que les lumières" Kant

Réponse à la question :" Qu'est-ce que les Lumières? "

1. De « Qu'est-ce que les Lumières ? .. »
jusqu'à « ... d'un pas assuré.» (de § 1 à § 3)


a. Kant commence par une définition sans équivoque: l'Aufkldrung est la sortie de l'homme de sa minorité ; celle-ci est entendue:
- comme l'incapacité de penser par soi-même et de se «servir de son entendement sans la direction d'autrui»;
- incapacité entendue non comme une limitation de l'entendement mais comme un manque de courage, paresse ou lâcheté, attitude dont l'homme est lui-même responsable.
b. Si la cause essentielle de la «minorité» est un défaut de la volonté qui suit la pente de la facilité - le confort de s'abandonner à la direction d'une autorité étrangère -, cette causalité se complique d'une action réciproque entre tutelle et minorité qui se renforcent mutuellement, la tutelle étant à la fois cause et effet de la minorité. Ainsi comprend-on la difficulté pour un individu livré à lui-même de secouer le joug de ses tuteurs et d'opérer seul un travail de transformation sur son propre esprit.

2. De «Mais qu'un public s'éclaire lui même ... » jusqu'à « ... perpétuation éternelle des inepties. » (de § 4 à § 6)

L'énoncé du mal contient le remède: «Sapere aude : Ose penser par toi-même ». Kant ayant énoncé la condition formelle à laquelle les Lumières pourront se réaliser, procède maintenant à l'examen des conditions concrètes de cette réalisation.
a. La libération visée ne sera pas, sauf exception, le fait de l'individu mais celui d'un public. Il se trouvera toujours quelques personnes éclairées, y compris parmi les tuteurs, pour propager l'esprit des Lumières, c'est-à-dire le courage de penser par soi-même. Le public finira bien alors par s'émanciper du joug de ses tuteurs. Mais c'est un lent processus, car une révolution politique peut libérer d'un tyran sans entraîner pour autant une libération des esprits et la réforme du mode de penser: les mêmes préjugés continuer ont à aliéner «un peuple qui ne pense pas ».

b. La condition sine qua non de l'avènement des Lumières est bien la liberté d'expression, correctement entendue selon Kant, c'est-à-dire qui ne met pas en cause l'obéissance civile. Cette liberté d'expression implique donc des restrictions que Kant met en lumière en distinguant l'usage public et l'usage privé de la raison:
- l'usage privé est défini par les limitations à la liberté d'expression que les contraintes de sa charge à l'intérieur de la communauté ou institution à laquelle il appartient imposent à un individu (le devoir de réserve);
- l'usage public, se recommandant de l'universalité de la raison présente en chaque homme, est l'usage qu'un homme, en tant que savant - c'est-à-dire porteur d'une raison développée, affranchie des préjugés -, peut faire devant un public éclairé ou qu'il veut éclairer. Par ses discours et ses écrits, il s'adresse au «monde» et, en tant que citoyen du monde, il dispose alors «d'une liberté illimitée de se servir de sa propre raison ».
Cette distinction trouve son application directe non seulement dans les institutions telles que l'armée, par exemple, où s'impose l'obéissance au supérieur. Ainsi le citoyen doit-il d'abord se soumettre en tant que citoyen au pouvoir politique, le croyant ou le prêtre à l'autorité religieuse, le soldat ou l'officier à la discipline militaire et chacun ne peut raisonner qu'ensuite. Mais de manière plus générale, dans l'exercice d'une charge civile, chaque individu, s'il doit d'abord obéir en tant que « pièce de la machine», n'en a pas moins le droit et le devoir d'exercer son jugement critique, de raisonner ensuite en « sa qualité d'homme éclairé devant un public de savants» ou de personnes susceptibles d'être éclairées. Il fait alors un libre usage public de sa raison en tant que membre d'une société civile universelle.
Le procès de libération de la raison suppose donc l'ouverture d'un espace commun de discussion qui seul permettra la réduction progressive des différentes formes d'hétéronomie de la pensée, sans laquelle on ne saurait parler de progrès des Lumières.

3. De « Mais une telle société ecclésiastique ... » jusqu'à « ... de ses sujets. » ( §7 et §8 )

Si Kant met l'accent sur l'émancipation en matière de religion, son propos a une portée politique plus générale. Aucune assemblée d'ecclésiastiques et pas davantage l'assemblée d'un peuple, encore moins un monarque, ne peuvent engager l'avenir de l'humanité par des décrets immuables, qui empêcheraient l'émancipation des individus et entraveraient le progrès des Lumières : celui-ci implique en effet la possibilité d'exercer en permanence l'esprit critique, la rectification des erreurs en fonction des connaissances. Si une telle loi était promulguée, à savoir une loi imposant une soumission inconditionnelle, ce ne pourrait être que dans l'attente d'une meilleure loi et pour introduire un certain ordre pendant une durée déterminée. Et l'on ne saurait empêcher que pendant cette période les savants n'exercent publiquement leur esprit critique sur de telles dispositions, pour faire progresser l'institution.
Kant rappelle à cette occasion la pierre de touche de toute législation : est nulle et non avenue une loi à laquelle, à un moment donné, un peuple ne pourrait donner son assentiment.

4. De « Si donc maintenant » jusqu'à la fin. ( de § 9 à §15)

Kant peut conclure en disant que l'époque est sinon éclairée, du moins en marche vers les Lumières, et placer ce mouvement sous le signe de Frédéric, le prince éclairé. Celui-ci, en accordant la liberté d'expression, donc le libre usage public de la raison, favorise d'abord la diffusion des Lumières de l'élite éclairée à la multitude non éclairée et permet le progrès. Un prince éclairé peut même accepter une « franche critique », non seulement dans le domaine des choses de la religion mais dans celui de la législation. Dans cette période de marche vers les Lumières, le despotisme éclairé apparaît donc à Kant comme la meilleure forme de gouvernement car, paradoxalement, seul un pouvoir fort peut accepter sans dommage de laisser libre cours à la critique et même y trouver son profit.

Cours, explications des fragments 397,347,348, Pascal

Explication académique du texte de PASCAL, Pensées, fragments 397, 347 et 348.

Pascal peut être considéré comme un penseur tragique. Il est celui qui pense que la marque de la vérité est dans la répugnance et la contradiction et donc, que dans la quête de la vérité, il faudra non seulement accueillir des affirmations opposées et les maintenir ensemble, mais les tenir pour vraies, ce qui nous oblige à exiger un ordre plus haut qui les fonde, à savoir l'ordre divin. La raison a donc son commencement non pas dans une lumière d'évidence où elle se saisirait –contre Descartes- mais dans une obscurité qui n'est pas elle-même manifeste. Voilà bien les contradictions où nous sommes, le malheur de notre pensée.
De cette dimension tragique de l'existence, de la contradiction et du malheur humain, il est question dans les pensées qui nous occupent. Tout le texte est bien construit sur cette dimension de la contradiction mettant clairement en évidence la duplicité, la dualité de l'existence humaine.
Cherchant à établir ce qui fait la spécificité humaine, Pascal en vient à considérer l'homme comme un être intermédiaire compris entre la misère et la grandeur ; il est sous le signe de la faiblesse mais il peut, du moins doit-il s'y efforcer, échapper à celle-ci, tenter de la dépasser. Comment ? Ne serait-ce pas en faisant usage de ce qui lui est propre, à savoir la pensée ? Pris entre le sensible et l'intelligible, ne doit-il pas, moralement, rejoindre son origine divine ?
C'est bien cette thématique que Pascal étire, déploie au long de ces pensées, proposant des énoncés fondés sur une structure d'opposition et de retournement, opposition de l'humain et naturel d'abord avec la distinction établie entre l'homme et l'arbre, distinction entre le corporel et le spirituel ensuite, opposition, enfin, entre l'humain en ce qu'il relève de la nature et de l'humain en ce qu'il dépasse cet ordre.
Ce dépassement doit nous conduire à une exigence proprement morale.

Le texte débute donc par l'opposition entre un étant naturel, l'homme et un autre étant, l'arbre. L'un et l'autre, en tant que naturels, en temps qu'ils font partie de la nature ne sont que deux points ridiculement petits eu égard à l'immensité de l'univers. Mais, et là surgit le proprement humain, l'un a une conscience, est un être susceptible de connaître, l'autre n'en a point les capacités. Par-là même, par sa capacité de penser, l'homme dépasse sa condition naturelle.
Pascal va plus loin. L'homme est un être de conscience, il peut se représenter ce qui l'entoure et lui-même. Mais ce qui paraissait être un avantage, une supériorité, peut se révéler redoutable. Au même titre que les autres étants, nous sommes misérables mais en prenant conscience nous sombrons dans une espèce de désespoir : nous éprouvons notre misère en étant conscients. La misère est en quelque sorte redoublée : il y a la situation même, commune à tous les étants, voués à disparaître, matière corruptible, vulnérable face aux déferlements des forces naturelles ou face aux prédateurs, devant lutter pour la survie, la misère de l'homme social, plein de vices, de passions, cherchant à se dissimuler ses faiblesses, sa petitesse, s'oubliant dans le divertissement1 et la duplication de cette misère par la conscience qu'on en a. La conscience est une conscience malheureuse, tragique: « C'est donc être misérable que de se connaître misérable. »
Mais, par un sursaut, cette conscience malheureuse peut être dépassée : du misérable de la misère, par la pensée, nous pouvons accéder à la grandeur de la misère, la reprendre et la transformer en son autre : « c'est être grand que de se connaître misérable »
Nous pourrions rendre compte de ce mouvement de la pensée, mouvement proprement dialectique, en nous référant à Hegel. En effet, celui-ci, traitant de l'histoire de la conscience, part de la situation première de l'homme : il est, comme tout étant, celui qui vit à la manière des choses, des animaux, etc., dans l'immédiateté, il a une existence en-soi. De cette situation, il doit s 'extirper. La pensée doit sortir le soi de soi, elle doit l'arracher à son simple être-en-soi : elle est elle-même un tel arrachement, elle est la parole dans laquelle le penser se sort de lui-même et s'expose.
Il faut briser l'épaisseur compacte de la simple subsistance, que ce soit celle de la pierre, de l'arbre, celle du moi, celle du tout. La subsistance qui se présente comme un premier principe, ou comme un point de départ, n'est en fait qu'un dépôt de la manifestation en son mouvement : un dépôt dans l'être, et un repos dans la pensée. Dissoudre ce dépôt et réveiller ce repos sont la tâche de la pensée, parce que c'est ainsi qu'elle pénètre le mouvement. Il y a là une brisure qui se dessine dans cette résolution qui apporte l'inquiétude. La séparation qu'est en soi la manifestation de soi comme conscience, la démarche vers la conscience de soi –soit ce que Hegel appelle le pour-soi- est chaque fois épreuve singulière. Comme telle, elle est douleur. La douleur –ou le malheur- n'est pas l'universelle séparation, elle n'est pas la douleur d'un grand drame cosmique où tous les êtres seraient emportés et dans lequel, en fin de compte, un sujet universel jouirait du malheur universel. La douleur est précisément l'élément de la singularité de la séparation : car c'est à la singularité et comme singularité que celle-ci advient. Elle advient comme l'altération de sa subsistance, et ainsi comme son soi réveillé dans son altérité : déchirure. Eprouver la douleur est donc s'éprouver singulier : « Plus une nature est élevée, plus elle ressent le malheur 2 » nous dit Hegel dans une formule qui n'est pas sans rappeler celle qui nous occupe. Dans le malheur, je suis sujet, sentiment de moi. A même le malheur, à même mon malheur, je me reconnais séparé et fini, fermé, réduit ou réductible au point même de ma douleur.3 Se savoir tel, ce n'est pas un savoir abstrait, c'est être, concrètement, devant l'insuffisance et l'incomplétude de soi, et par ce manque lui-même être dans le rapport à l'autre, à tout l'autre et à tous les autres dont je manque : c'est déjà être dans le mouvement, c'est devenir. C'est devenir infiniment, jusqu'à la mort aussi bien que jusqu'à la joie. « Un être capable d'avoir en lui la contradiction de soi-même et de la supporter, c'est le sujet –et c'est là ce qui fait son infinité4 » Il s'agit donc de devenir et non pas de rester à un état de passivité, paralysé. Il s'agit de faire advenir le sens, de tenter de conjoindre deux sens opposés, de conserver la chose en l'élevant. Là, on atteint la grandeur. On quitte le désespoir, on le surmonte. « Pensée fait la grandeur de l'homme »

Dans le concept d'homme, qu'est-ce qui est décisif ? Est-ce sa dimension corporelle, sa constitution physique ? En tant qu'être vivant, naturel, il est un être organisé, il a des organes remplissant des fonctions vitales. Mais à ce niveau rien ne le distingue des autres. Rien de spécifique ici. Non, et il l'apprend en devenant humain, en quittant la sphère de l'immédiateté sensible et naturelle, en s'arrachant à son état premier, ce qui est décisif, c'est sa faculté de penser. Sans elle, il n'est rien, il ne peut même pas subsister. La pensée fait donc « la grandeur de l'homme », sa dignité. C'est celle-ci qui le sépare de tout autre étant ; il a une dignité qu'il est seul à partager. L'homme ne peut se concevoir, se réduire à sa dimension matérielle, sensible. Le réduire à cela, c'est lui ôter son essence, c'est le réduire à une existence en-soi, à l'état de pierre ou de brute. La brute, c'est l'animal féroce, instinctif ne répondant à aucune conscience, à aucune exigence morale.
Mais, nous dira-t-on, l'homme, c'est cela aussi : un être naturel devant assouvir des besoins !
Certes, mais de quelle manière ? En anticipant sur ce qui suit, répondons à cette objection.
Il est bien un être vivant devant survivre, assurer sa subsistance. Mais, comme nous le dit Pascal, il est faible. , il est biologiquement faible –ce sur quoi les biologistes contemporains s'accordent-. En d'autres termes, c'est une espèce qui n'a pas les moyens naturels suffisants pour assurer sa survie : il n'a pas la vélocité, la robustesse suffisantes pour échapper à ses prédateurs ; il a une constitution faible qui fait qu'il est voué à dépérir, à disparaître. Pourtant l'espèce humaine a subsisté : comment ? En faisant usage de sa tête ! En d'autres termes de son intelligence. Celle-ci s'origine bien dans des aptitudes naturelles mais, dès lors qu'il en fait usage, en transformant le milieu, en fabriquant des armes et des outils, il met en branle un mécanisme de complexification du cerveau qui doit cette complexité aux exigences du milieu dans lequel il vit, à savoir non pas le milieu naturel mais le milieu qu'il a lui-même créé, un milieu artificiel, le milieu culturel. C'est la complexification croissante de sa culture qui fait que le cerveau se complexifie afin de répondre aux exigences de plus en plus importantes de sa vie sociale. C'était ou bien faire usage de l'intelligence ou périr. D'emblée, c'est le pensée qui prime, le caractérise en propre. Reste, bien sûr, à ne pas en rester à une intelligence uniquement tournée vers le matériel mais l'a-t-elle jamais été ? Ne reconnaît-on pas l'humain à l'existence de conduites dépassant le simple cadre de la subsistance : il y de l'humain dès lors qu'on trouve des traces d'une activité spirituelle : l'ensevelissement des morts, la décoration des objets utilitaires, les dessins sur les parois des grottes.
« L'homme n'est qu'un roseau, le plus faible de la nature ; mais c'est un roseau pensant »
La structure même de cet énoncé nous renvoie à notre point de départ et à ce qui a fait l'objet de notre première analyse (Pascal déroule sa pensée par la reprise en l'enrichissant à chaque moment) : la duplicité, la dualité humaine et la structure de retournement.
L'homme est faible, vulnérable. Physiquement d'abord, comme nous l'avons vu. De par son existence physique, corporelle, il est un être soumis à l'ordre naturel, à ce qui l'entoure, à la mécanique implacable, énorme qu'est l'univers. Il est un être fini, limité, l'être des limites. La limite temporelle : son existence a un commencement et une fin, comme tout être. Mais sa faiblesse ne s'arrête pas là. Il est sans cesse trompé par ses sens, son imagination, il est agité, mouvant, asservi à l'opinion, aux regards des autres. De l'imagination, Pascal nous dit : « C'est une partie décevante dans l'homme, cette maîtresse d'erreur et de fausseté, et d'autant plus fourbe qu'elle ne l'est pas toujours ; car elle serait règle infaillible de vérité, si elle était infaillible du mensonge. Mais étant le plus souvent fausse, elle ne donne aucune marque de sa qualité, marquant du même caractère le vrai et le faux5 » où l'on retrouve la même structure de dualité et d'ambiguïté. L'imagination est l 'ennemie de la raison, elle persuade faussement les esprits, elle fait croire, douter, sème le trouble. « Qui dispense la réputation ? qui donne le respect et la vénération aux personnes, aux ouvrages, aux lois, aux grands, sinon cette faculté imaginante ? »6 Les passions aussi nous emportent, les sentiments fluctuants, variables nous déstabilisent, nous emprisonnent ; nous agissons en fonction du paraître, des honneurs, de la reconnaissance. L'existence sociale, mondaine n'est faite que de bassesses, de dissimulations7. Dans son amour-propre, l'homme s'illusionne sur lui-même, n'entretient aucun rapport authentique à lui-même et se conduit immoralement vis-à-vis d'autrui, il est tiraillé entre lui et lui-même : « La nature de l'amour-propre et de ce moi humain est de n'aimer que soi et de ne considérer que soi. Mais que fera-t-il ? Il ne saurait empêcher que cet objet qu'il aime ne soit plein de défauts et de misères : il veut être grand, il se voit petit ; il veut être heureux, il se voit misérable ; il veut être parfait, et il se voit plein d'imperfections ; il veut être l'objet de l'amour et de l'estime des hommes, et il voit que ses défauts ne méritent que leur aversion et leur mépris. Cet embarras où il se trouve produit en lui la plus injuste et la plus criminelle passion qu'il soit possible de s'imaginer ; car il conçoit une haine mortelle contre cette vérité qui le reprend, et qui le convainc de ses défauts. Il désirerait de l'anéantir, et, ne pouvant la détruire en elle-même, il l'a détruit, autant qu'il peut, dans sa connaissance et dans celle des autres ; c'est-à-dire qu'il met tout son soin à couvrir ses défauts et aux autres et à soi-même, et qu'il ne peut souffrir qu'on les lui fasse voir ni qu'on les voie »8 .
Mais sa finitude, ses limites ne s'arrêtent pas là. C'est sa connaissance même qui est limitée. Ne nous représentons pas un Pascal soulignant uniquement la faiblesse humaine liée à sa sensibilité.
« Car enfin, qu'est-ce que l'homme dans la nature ? Un néant à l'égard de l'infini, un tout à l'égard du néant, un milieu entre rien et tout. Infiniment éloigné de comprendre les extrêmes, la fin des choses et leur principe sont pour lui invinciblement cachés dans un secret impénétrable, également incapable de voir le néant d'où il est tiré, et l'infini où il est englouti.
Que fera-t-il, sinon d'apercevoir (quelque) apparence du milieu des choses, dans un désespoir éternel de connaître ni leur principe ni leur fin ? Toutes choses sont sorties du néant et portés jusqu'à l'infini. Qui suivra ces étonnantes démarches ? L'auteur de ces merveilles les comprend. Tout autre ne peut le faire.9 »
« Je ne sais qui m'a mis au monde, ni ce que c'est que le monde, ni que moi-même ; je suis dans une ignorance terrible de toutes choses ; je ne sais ce que c'est que mon corps, que mes sens, que mon âme et cette partie de moi-même qui pense ce que je dis, qui fait réflexion sur tout et sur elle-même, et ne se connaît non plus que le reste10 » (on est loin de l'assurance d'un Descartes !!!)
Il reste que, en dépit de ces faiblesses, de son extrême vulnérabilité, l'homme a un avantage précieux : il est un être conscient. Il subit certes les lois de la nature, en tant qu'être fini, il est mortel mais son origine divine lui permet d'en être conscient. L'intellect et le cœur transcendent, dépassent le charnel, le sensible ; ils les dépassent par la saisie. Le fait d'être « écrasé », « tué » par un élément de la nature, par les forces implacables de la nature ne change rien à son statut d'être conscient. Sa grandeur, sa dignité ne sont en rien amoindries par la mort. Tout au contraire, il a cet avantage, que n'a pas la nature, de la lucidité et le devoir de manifester cette lucidité, cette dignité. Avoir conscience de mourir, d'être sensiblement fini et aussi d'être faillible, c'est accéder, pour peu que l'on fasse usage de sa pensée, à une forme de vie authentique visant à donner du sens à notre existence, lui donner une orientation et, dans la perspective de Pascal, se tourner vers le créateur, vers Dieu, en espérant recevoir de lui la grâce. Il ne s'agit pas de fuir la représentation de la mort mais de l'affronter. Sans cela aucune direction de la pensée n'est possible.

« Toute notre dignité consiste donc en la pensée » « Travaillons à bien penser : voilà le principe de la morale »
Notre faiblesse native, notre misère ne sont pas inéluctables. De par notre dimension spirituelle (qui s'origine en Dieu selon Pascal), nous pouvons, nous devons dépasser, échapper à notre condition physique, sensible pour accéder à une forme de sagesse. Mais cela exige des efforts, du labeur, de la méthode, d'affronter nos faiblesses et non pas de sombrer dans le divertissement qui revient à se détourner de la réalité. Il ne s'agit pas de se leurrer, d'errer : notre salut ne se trouve pas dans les possessions matérielles, dans les conquêtes de territoires, dans la maîtrise technique de la nature –ce qui serait d'ailleurs impossible, l'infinité de l'univers rendant cette tâche risible, ridicule- mais en nous-mêmes. C'est notre propre pensée que nous avons à conquérir.

Nous avons donc, c'est ce qui constitue notre devoir, à nous élever, en affrontant ce que nous sommes, soit adopter une attitude responsable. Certes, nous sommes dignes en tant qu'êtres pensants, mais encore faut-il réellement actualiser cette dignité. Notre grandeur sera donc relative aux efforts que nous ferons. C'est donc poser que nous ne sommes pas moraux mais que nous le devenons. Mais n'est-ce pas une position restrictive, dangereuse voire immorale ? N'est-ce pas se placer du côté de ceux qui ont les moyens de s'affirmer en tant qu'êtres responsables ? Ceux qui restent prisonniers de leurs sens, de leurs faiblesses ne doivent-ils pas être respectés ? Ne sont-ils pas des personnes à part entière ?
La tentation de distinguer les nobles de ceux qui ne le sont pas est une tentation que l'on rencontre dans tout groupe culturel et à pratiquement toutes les époques. Les Grecs se considéraient comme des hommes et les autres, ceux qui ne parlaient pas la langue grecque, n'avaient leurs coutumes et usages étaient considérés comme des barbares, donc relayés en-deçà de l'humanité. On conçoit le danger de ce type de conception, ce que cela engendre de rejet et de haine. Il reste que la pensée a évolué : chez les Grecs eux-mêmes, on en est venu à l'idée d'une unité de l'humanité, du genre humain. Les philosophes stoïciens posent que le monde est gouverné par une raison divine dont une parcelle se trouve en chaque homme. « Ma patrie, c'est le monde » dit Sénèque11. Toutefois, l'homme en question, c'est le sage, celui qui est parvenu à se libérer totalement de la force des passions. Il s'agit des êtres raisonnables. Nous retombons sur notre difficulté première : tous les hommes possèdent une forme de liberté mais tous ne font pas l'effort d'être raisonnables.
Une autre forme d'universalité, qui nous rapproche de celle de Pascal, se présenta à travers le christianisme : l'homme, ce n'est pas l'être raisonnable, mais le prochain, indépendamment de l'usage qu'il peut faire de sa raison. Tous les hommes sont égaux en tant que créatures de Dieu. La dignité humaine n'est pas relative au degré d'usage de la raison, de la pensée. C'est pourquoi Saint Paul dit : « Je me dois aux Grecs comme aux barbares, aux gens cultivés comme aux ignorants 12 »
Il reste que cette conception –comme celle des Stoïciens- présente des limites. L'idée même de « prochain » est ambiguë. C'est celui avec lequel on est en rapport : mais de quel rapport s'agit-il ? Le « frère » est tout homme rencontré mais ne subsiste-t-il pas dans cette notion l'idée d'une alliance qui fait que le prochain est celui avec lequel on partage la même foi ? On a donc affaire à une approche réductrice de la dignité et de l'humanité. Il faut donc concevoir plus radicalement ce qu'est la personne humaine.
Ce qu'il nous faut établir, c'est la conception dans laquelle la dignité est inconditionnelle et non pas relative à une culture, à une croyance. La dignité est alors absolue, de l'ordre de la valeur. La valeur dont il s'agit est celle de la personne. En tant qu'être humain tout individu est une personne laquelle doit être respectée quoiqu'elle ait fait, quel que soit son degré de responsabilité. Tout être humain a un devoir en tant que tel, celui de respecter absolument autrui et lui-même, considérer autrui comme une personne ayant ses propres désirs, ses propres fins. Autrui ne doit jamais être utilisé seulement comme un moyen, comme une chose. C'est le philosophe Kant qui a mis en avant cette dimension absolue de la personne, dimension qui relève du devoir moral lequel se présentifie à nous, êtres relevant à la fois de l'ordre sensible et de l'ordre intelligible, sous la forme d'un impératif catégorique par lequel nous sommes en mesure de résister à nos impulsions sensibles. Cet impératif a la formule suivante : « Agis de telle sorte que tu traites l'humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre en même temps comme une fin, jamais simplement comme un moyen 13» Toute personne doit être défendue, doit être respectée parce qu'elle est une personne, parcequ'elle appartient au genre humain et non pas parce qu'elle agit de telle ou telle manière. Même un individu qui n'agit plus librement doit être respecté. Le corps aussi doit l'être. La personne, c'est le corps et l'esprit. En quoi le corps mort, le cadavre, lui aussi, doit être respecté, il présente encore la figure de la dignité absolue.

De Pascal à Kant donc, une idée : de par sa spécificité, l'homme est un être digne auquel on doit le respect. On comprend la difficulté d'une telle affirmation, si catégorique. Mais n'est-ce pas là notre devoir et notre grandeur : secourir autrui sans considération de son passé, de son acte présent, de sa nationalité... ?
Parce que nous sommes d'abord des êtres qui vivons ensemble, parce que l'être de l'homme est un « être avec les autres », nous nous devons tous, sans considérations autres, le respect, des obligations morales.

Fragment 397, Pascal

Fragment 397 (édition Brunschvicg)
La grandeur de l'homme est grande en ce qu'il se connaît misérable. Un arbre ne se connaît pas misérable.
C'est donc être misérable que de se connaître misérable ; mais c'est être grand que de connaître qu'on est misérable.
(347) L'homme n'est qu'un roseau, le plus faible de la nature ; mais c'est un roseau pensant. Il ne faut pas que l'univers entier s'arme pour l'écraser : une vapeur, une goutte d'eau, suffit pour le tuer. Mais, quand l'univers l'écraserait, l'homme serait encore plus noble que ce qui le tue, puisqu'il sait qu'il meurt, et l'avantage que l'univers a sur lui, l'univers n'en sait rien.
Toute notre dignité consiste donc en la pensée. C'est de là qu'il faut nous relever et non de l'espace et de la durée, que nous ne saurions remplir. Travaillons donc à bien penser : voilà le principe de la morale.
(348) Roseau pensant. — Ce n'est point de l'espace que je dois chercher ma dignité, mais c'est du règlement de ma pensée. Je n'aurai pas davantage en possédant des terres. Par l'espace, l'univers me comprend et m'engloutit comme un point ; par la pensée, je le comprends.
Pascal, Pensées (1670), fragments 397, 347 et 348 dans l'édition Brunschvicg.

La démarche mise en oeuvre, Hegel

« La démarche mise en œuvre dans la familiarisation avec une philosophie riche en contenu n'est bien aucune autre que l'apprentissage. La philosophie doit nécessairement être enseignée et apprise, aussi bien que toute autre science. Le malheureux prurit qui incite à éduquer en vue de l'acte de penser par soi-même et de produire en propre, a rejeté dans l'ombre cette vérité - comme si, quand j'apprends ce que c'est que la substance, la cause, ou quoi que ce soit, je ne pensais pas moi-même, comme si je ne produisais pas moi-même ces déterminations dans ma pensée, et si elles étaient jetées en celle-ci comme des pierres ! - comme si, encore, lorsque je discerne leur vérité, je n'acquérais pas moi-même ce discernement, je ne me persuadais pas moi-même de ces vérités! - comme si, une fois que je connais bien le théorème de Pythagore et sa preuve, je ne savais pas moi-même cette proposition et ne prouvais pas moi-même sa vérité ! Autant l'étude philosophique est en et pour soi une activité personnelle, tout autant est-elle un apprentissage - l'apprentissage d'une science déjà existante, formée.
[ ... ] La représentation originelle, propre, que la jeunesse a des objets essentiels, est, pour une part, encore tout à fait indigente et vide, et, pour une autre part, en son infiniment plus grande partie, elle n'est qu'opinion, illusion. demi-pensée, pensée boiteuse et indéterminée. Grâce à l'apprentissage, la vérité vient prendre la place de cette pensée qui s'illusionne. »

Un cyclone à la Jamaïque, Hughes

C'est alors que survint, pour Émily, un événement d'une importance considérable. Elle sut tout à coup qui elle était.
Il n'y a guère de raison appréciable pour que cela ne lui fût pas arrivé cinq ans plus tôt, ou ne dût lui arriver cinq ans plus tard; il n'y en avait aucune pour que cela survînt justement ce jour-là.
Elle avait joué à se faire une maison dans un recoin ( ... ) ; fatiguée de ce jeu, elle marchait sans but vers l'arrière, quand lui vint tout à coup la pensée fulgurante qu'elle était elle.
Elle s'arrêta court, et se mit à examiner tout ce qui, dans sa personne était à portée de ses yeux. Elle ne pouvait pas en voir grand-chose, sauf le devant de sa robe, en raccourci, et ses mains quand elle les levait pour les considérer : mais c'en était assez pour qu'elle pût se former une Idée grossière du petit corps qu'elle réalisa soudain comme sien.
Elle eut un petit rire un peu moqueur. Elle pensait: « Alors ? Alors, c'est vous et non pas une autre, qui êtes venue vous faire prendre là-dedans ? Maintenant, impossible de vous en tirer; du moins pas avant très longtemps ! Il va falloir être une enfant, puis une grande personne, puis une vieille dame, avant d'en finir avec cette sotte plaisanterie ! " ( ... )
Une fois pleinement convaincue de ce fait étonnant qu'elle était "maintenant" Émily Bas-Thornton (pourquoi elle ajoutait ce "maintenant" elle ne le savait pas, car elle n'imaginait certainement pas quelque absurde histoire de transmigration et ne se disait pas qu'elle avait dû être auparavant quelqu'un d'autre), elle se mit à examiner sérieusement tout ce qu'un tel fait impliquait.
Premièrement, quelle volonté avait décidé qu'entre tous les êtres de ce monde, elle serait cet être particulier, Émily : née en telle ou telle année, parmi toutes celles dont le temps est fait, et contenue dans cette petite enveloppe de chair, lui appartenant en propre, et plutôt sympathique ? Était-ce elle qui avait choisi? Était-ce Dieu? ( ... )
Deuxièmement, pourquoi tout cela ne s'était-iI pas présenté plus tôt à son esprit ? Elle vivait déjà depuis plus de dix ans, et pas une fois elle n'y avait pensé.


Richard Hughes, Un cyclone à la Jamaïque.

le liseur, Schlink

- Suppose que quelqu'un coure à sa perte, délibérément, et que tu puisses le sauver : le feras-tu ? Imagine un malade qui va subir une opération alors qu'il prend des drogues incompatibles avec l'anesthésie, mais qui a honte d'avouer à l'anesthésiste qu'il est drogué : est-ce que tu parles à l'anesthésiste ? Imagine un procès où l'accusé va être condamné s'il ne révèle pas qu'il est gaucher et qu'il n'a donc pas pu commettre le crime, nécessairement perpétré par un droitier ; or, cet accusé a honte d'avouer qu'il est gaucher: iras-tu dire au juge ce qu'il en est? Imagine un homosexuel accusé d'un crime qui n'a pas pu être commis par un homosexuel, mais l'accusé a honte d'avouer qu'il l'est. Il ne s'agit pas de savoir s'il faut avoir honte d'être gaucher ou homosexuel, imagine simplement que l'accusé ait honte. (...)
- Ne te rappelles-tu pas comme cela pouvait te révolter, quand tu étais petit, que ta mère sache mieux que toi ce qui était bon pour toi? C'est déjà un vrai problème de savoir si on a le droit d'agir ainsi avec de petits enfants. (...) Mais s'agissant d'adultes, je ne vois absolument rien qui justifie qu'on mette ce qu'un autre estime bon pour eux au-dessus de ce qu'eux mêmes estiment être bon pour eux.
- Même si plus tard ils en sont eux-mêmes heureux? »
Il secoua la tête.
- Nous ne parlons pas de bonheur, nous parlons de dignité et de liberté. Quand tu étais petit, tu savais déjà la différence. Cela ne te consolait pas, que ta mère eût toujours raison. (...) Cette philosophie te convient ?
- Bah ... Je ne savais pas s'il fallait agir, dans la situation que j'ai évoquée, et je n'étais pas heureux à l'idée de devoir agir. Alors, si l'on n'a nullement le droit d'agir, je trouve que c'est ... » (....)
- « Agréable ? » suggéra-il.
J'approuvai de la tête tout en haussant les épaules.
«Non, ton problème n'a pas de solution agréable. On doit naturellement agir si la situation que tu as évoquée comporte une responsabilité qui vous est échue ou qu'on a choisi d'assumer. Si l'on sait ce qui est bon pour l'autre et qu'il refuse de le voir, on doit essayer de lui ouvrir les yeux. On doit lui laisser le dernier mot, mais on doit lui parler, à lui, et non parler à quelqu'un d'autre derrière son dos. »

Berhard Schlink, Le liseur, Gallimard, 1996.

Qu'est-ce que les Lumières, Kant

§1
Qu'est-ce que les Lumières ? La sortie de l'homme de sa minorité dont il est lui-même responsable. Minorité, c'est-à-dire incapacité de se servir de son entendement (pouvoir de penser) sans la direction d'autrui, minorité dont il est lui-même responsable (faute) puisque la cause en réside non dans un défaut de l'entendement mais dans un manque de décision et de courage de s'en servir sans la direction d'autrui. Sapere aude (Ose penser) Aie le courage de te servir de ton propre entendement. Voilà la devise des Lumières.

§2

La paresse et la lâcheté sont les causes qui expliquent qu'un si grand nombre d'hommes, après que la nature les a affranchi depuis longtemps d'une (de toute) direction étrangère, reste cependant volontiers, leur vie durant, mineurs, et qu'il soit facile à d'autres de se poser en tuteur des premiers. Il est si aisé d'être mineur ! Si j'ai un livre qui me tient lieu d'entendement, un directeur qui me tient lieu de conscience, un médecin qui décide pour moi de mon régime, etc., je n'ai vraiment pas besoin de me donner de peine moi-même. Je n'ai pas besoin de penser pourvu que je puisse payer ; d'autres se chargeront bien de ce travail ennuyeux. Que la grande majorité des hommes (y compris le sexe faible tout entier) tienne aussi pour très dangereux ce pas en avant vers leur majorité, outre que c'est une chose pénible, c'est ce à quoi s'emploient fort bien les tuteurs qui très aimablement (par bonté) ont pris sur eux d'exercer une haute direction sur l'humanité. Après avoir rendu bien sot leur bétail (domestique) et avoir soigneusement pris garde que ces paisibles créatures n'aient pas la permission d'oser faire le moindre pas, hors du parc ou ils les ont enfermé. Ils leur montrent les dangers qui les menace, si elles essayent de s'aventurer seules au dehors. Or, ce danger n'est vraiment pas si grand, car elles apprendraient bien enfin, après quelques chutes, à marcher ; mais un accident de cette sorte rend néanmoins timide, et la frayeur qui en résulte, détourne ordinairement d'en refaire l'essai.



§3

Il est donc difficile pour chaque individu séparément de sortir de la minorité qui est presque devenue pour lui, nature. Il s'y est si bien complu, et il est pour le moment réellement incapable de se servir de son propre entendement, parce qu'on ne l'a jamais laissé en faire l'essai. Institutions (Preceptes) et formules, ces instruments mécaniques de l'usage de la parole ou plutôt d'un mauvais usage des dons naturels, (d'un mauvais usage raisonnable) voilà les grelots que l'on a attachés au pied d'une minorité qui persiste. Quiconque même les rejèterait, ne pourrait faire qu'un saut mal assuré par-dessus les fossés les plus étroits, parce qu'il n'est pas habitué à remuer ses jambes en liberté. Aussi sont-ils peu nombreux, ceux qui sont arrivés par leur propre travail de leur esprit à s'arracher à la minorité et à pouvoir marcher d'un pas assuré.

§4

Mais qu'un public s'éclaire lui-même, rentre davantage dans le domaine du possible, c'est même pour peu qu'on lui en laisse la liberté, à peu près inévitable. Car on rencontrera toujours quelques hommes qui pensent de leur propre chef, parmi les tuteurs patentés (attitrés) de la masse et qui, après avoir eux-mêmes secoué le joug de la (leur) minorité, répandront l'esprit d'une estimation raisonnable de sa valeur propre et de la vocation de chaque homme à penser par soi-même. Notons en particulier que le public qui avait été mis auparavant par eux sous ce joug, les force ensuite lui-même à se placer dessous, une fois qu'il a été incité à l'insurrection par quelques-uns de ses tuteurs incapables eux-mêmes de toute lumière : tant il est préjudiciable d'inculquer des préjugés parce qu'en fin de compte ils se vengent eux-mêmes de ceux qui en furent les auteurs ou de leurs devanciers. Aussi un public ne peut-il parvenir que lentement aux lumières. Une révolution peut bien entraîner une chute du despotisme personnel et de l'oppression intéressée ou ambitieuse,(cupide et autoritaire) mais jamais une vraie réforme de la méthode de penser ; tout au contraire, de nouveaux préjugés surgiront qui serviront, aussi bien que les anciens de lisière à la grande masse privée de pensée.


§5

Or, pour ces lumières, il n'est rien requis d'autre que la liberté ; et à vrai dire la liberté la plus inoffensive de tout ce qui peut porter ce nom, à savoir celle de faire un usage public de sa raison dans tous les domaines. Mais j'entends présentement crier de tous côtés : « Ne raisonnez pas » ! L'officier dit : Ne raisonnez pas, exécutez ! Le financier : (le percepteur) « Ne raisonnez pas, payez ! » Le prêtre : « Ne raisonnez pas, croyez : » (Il n'y a qu'un seul maître au monde qui dise « Raisonnez autant que vous voudrez et sur tout ce que vous voudrez, mais obéissez ! ») Il y a partout limitation de la liberté. Mais quelle limitation est contraire aux lumières ? Laquelle ne l'est pas, et, au contraire lui est avantageuse ? - Je réponds : l'usage public de notre propre raison doit toujours être libre, et lui seul peut amener les lumières parmi les hommes ; mais son usage privé peut être très sévèrement limité, sans pour cela empêcher sensiblement le progrès des lumières. J'entends par usage public de notre propre raison celui que l'on en fait comme savant devant l'ensemble du public qui lit. J'appelle usage privé celui qu'on a le droit de faire de sa raison dans un poste civil ou une fonction déterminée qui vous sont confiés. Or il y a pour maintes affaires qui concourent à l'intérêt de la communauté un certain mécanisme qui est nécessaire et par le moyen duquel quelques membres de la communauté doivent se comporter passivement afin d'être tournés, par le gouvernement, grâce à une unanimité artificielle, vers des fins publiques ou du moins pour être empêchés de détruire ces fins. Là il n'est donc pas permis de raisonner ; il s'agit d'obéir. Mais, qu'une pièce (élément) de la machine se présente en même temps comme membre d'une communauté, et même de la société civile universelle, en qualité de savant, qui, en s'appuyant sur son propre entendement, s'adresse à un public par des écrits : il peut en tout cas raisonner, sans qu'en pâtissent les affaires auxquelles il est préposé partiellement en tant que membre passif. Il serait très dangereux qu'un officier à qui un ordre a été donné par son supérieur, voulût raisonner dans son service sur l'opportunité ou l'utilité de cet ordre ; il doit obéir. Mais si l'on veut être juste, il ne peut lui être défendu, en tant que savant, de faire des remarques sur les fautes en service de guerre et de les soumettre à son public pour qu'il les juge. Le citoyen ne peut refuser de payer les impôts qui lui sont assignés : même une critique impertinente de ces charges, s'il doit les supporter, peut être punie en tant que scandale (qui pourrait occasionner des désobéissances généralisées). Cette réserve faite, le même individu n'ira pas à l'encontre des devoirs d'un citoyen, s'il s'exprime comme savant, publiquement, sa façon de voir contre la maladresse ou même l'injustice de telles impositions. De même un prêtre est tenu de faire l'enseignement à des catéchumènes et à sa paroisse selon le symbole de l'Église qu'il sert, car il a été admis sous cette condition. Mais, en tant que savant, il a pleine liberté, et même plus : il a la mission de communiquer au public toutes ses pensées soigneusement pesées et bien intentionnées sur ce qu'il y a d'incorrect dans ce symbole et de lui soumettre ses projets en vue d'une meilleure organisation de la chose religieuse et ecclésiastique. En cela non plus il n'y a rien qui pourrait être porté à charge à sa conscience. Car ce qu'il enseigne par suite de ses fonctions, comme mandataire de l'Eglise, il le présente comme quelque chose au regard de quoi il n'a pas libre pouvoir d'enseigner selon son opinion personnelle, mais en tant qu'enseignement qu'il s'est engagé à professer au nom d'une autorité étrangère.


§6



Il dira « Notre Église enseigne telle ou telle chose. Voilà les arguments dont elle se sert ». l tirera en cette occasion pour sa paroisse tous les avantages pratiques de propositions auxquelles il ne souscrirait pas en toute conviction, mais qu'il s'est pourtant engagé à exposer parce qu'il n'est pas entièrement impossible qu'il s'y trouve une vérité cachée, et qu'en tout cas, du moins, rien ne s'y trouve qui contredise la religion intérieure. Car, s'il croyait trouver rien de tel, il ne saurait en conscience conserver ses fonctions ; il devrait s'en démettre. Par conséquent l'usage de sa raison que fait un éducateur en exercice devant son assistance est seulement un usage privé, parce qu'il s'agit simplement d'une réunion de famille, si grande que celle-ci puisse être, et, par rapport à elle, en tant que prêtre, il n'est pas libre et ne doit non plus l'être, parce qu'il remplit une fonction étrangère. Par contre, en tant que savant, qui parle par des écrits au public proprement dit, c'est-à-dire au monde, - tel donc un membre du clergé dans l'usage public de sa raison - il jouit d'une liberté sans bornes d'utiliser sa propre raison et de parler en son propre nom. Car prétendre que les tuteurs du peuple (dans les affaires spirituelles) doivent être eux-mêmes à leur tour mineurs, c'est là une ineptie, qui aboutit qui à la perpétuation éternelle des inepties.


§7

Mais une telle société ecclésiastique, en quelque sorte un synode d'Églises, ou une classe de Révérends (comme elle s'intitule elle-même chez les Hollandais), ne devrait-elle pas être fondée en droit à faire prêter serment sur un certain symbole immuable, pour faire peser par ce procédé une tutelle supérieure incessante sur chacun de ses membres, et, par leur intermédiaire, sur le peuple, et pour précisément éterniser cette tutelle ? Je dis que c'est totalement impossible. Un tel contrat qui décidérait d'écarter pour toujours toute lumière nouvelle du genre humain, est radicalement nul et non avenu ; quand bien même serait-il entériné par l'autorité suprême, par des Parlements, et par les traités de paix les plus solennels. Un siècle ne peut pas se confédérer et jurer de mettre le suivant dans une situation qui lui rendra impossible d'étendre ses connaissances (particulièrement celles qui sont d'un si haut intérêt), de se débarrasser des erreurs, et en général de progresser dans les lumières. Ce serait un crime contre la nature humaine, dont la destination originelle consiste justement en ce progrès ; et les successeurs sont donc pleinement fondés à rejeter pareils décrets, en arguant de l'incompétence et de la légèreté qui y présidèrent. La pierre de touche de tout ce qui peut être décidé pour un peuple sous forme de loi tient dans la question suivante : « Un peuple accepterait-il de se donner lui-même pareille loi ? » Éventuellement il pourrait arriver que cette loi fût en quelque manière possible pour une durée déterminée et courte, dans l'attente d'une loi meilleure, en vue d'introduire un certain ordre. Mais c'est à la condition de laisser en même temps à chacun des citoyens, et particulièrement au prêtre, en sa qualité de savant, la liberté de formuler des remarques sur les vices inhérents à l'institution actuelle, et de les formuler d'une façon publique, c'est-à-dire par des écrits, tout en laissant subsister l'ordre établi. Et cela jusqu'au jour où l'examen de la nature de ces choses aurait été conduit assez loin et assez confirmé pour que, soutenu par l'accord des voix (sinon de toutes), un projet puisse être porté devant le trône : projet destiné à protéger les communautés qui se seraient unies, selon leurs propres conceptions, pour modifier l'institution religieuse, mais qui ne contraindrait pas ceux qui voudraient demeurer fidèles à l'ancienne. Mais, s'unir par une constitution durable qui ne devrait être mise en doute par personne, ne fût-ce que pour la durée d'une vie d'homme, et par là frapper de stérilité pour le progrès de l'humanité un certain laps de temps, et même le rendre nuisible pour la postérité, voilà ce qui est absolument interdit.



§8

Un homme peut bien, en ce qui le concerne, ajourner l'acquisition d'un savoir qu'il devrait posséder. Mais y renoncer, que ce soit pour sa propre personne, et bien plus encore pour la postérité, cela s'appelle voiler les droits sacrés de l'humanité et les fouler aux pieds. Or, ce qu'un peuple lui-même n'a pas le droit de décider quant à son sort, un monarque a encore bien moins le droit de le faire pour le peuple, car son autorité législative procède justement de ce fait qu'il rassemble la volonté générale du peuple dans la sienne propre. Pourvu seulement qu'il veille à ce que toute amélioration réelle ou supposée se concilie avec l'ordre civil, il peut pour le reste laisser ses sujets faire de leur propre chef ce qu'ils trouvent nécessaire d'accomplir pour le salut de leur âme ; ce n'est pas son affaire, mais il a celle de bien veiller à ce que certains n'empêchent point par la force les autres de travailler à réaliser et à hâter ce salut de toutes leurs forces en leur pouvoir. Il porte même préjudice à sa majesté même s'il s'immisce en cette affaire en donnant une consécration officielle aux écrits dans lesquels ses sujets s'efforcent de tirer leurs vues au clair, soit qu'il le fasse sous sa propre et très haute autorité, ce en quoi il s'expose au grief « César n'est pas au-dessus des grammairiens », soit, et encore plus, s'il abaisse sa suprême puissance assez bas pour protéger dans son État le despotisme clérical et quelques tyrans contre le reste de ses sujets.



§9

Si donc maintenant on nous demande : « Vivons-nous actuellement dans un siècle éclairé ? », voici la réponse : « Non, mais bien dans un siècle en marche vers les lumières. » Il s'en faut encore de beaucoup , au point où en sont les choses, que les humains, considérés dans leur ensemble, soient déjà en état, ou puissent seulement y être mis, d'utiliser avec maîtrise et profit leur propre entendement, sans le secours d'autrui, dans les choses de la religion.

§10

Toutefois, qu'ils aient maintenant le champ libre pour s'y exercer librement, et que les obstacles deviennent insensiblement moins nombreux, qui s'opposaient à l'avènement d'une ère générale des lumières et à une sortie de cet état de minorité dont les hommes sont eux-mêmes responsables, c'est ce dont nous avons des indices certains. De ce point de vue, ce siècle est le siècle des lumières, ou siècle de Frédéric.



§11

Un prince qui ne trouve pas indigne de lui de dire qu'il tient pour un devoir de ne rien prescrire dans les affaires de religion aux hommes, mais de leur laisser en cela pleine liberté, qui par conséquent décline pour son compte l'épithète hautaine de tolérance, est lui-même éclairé : et il mérite d'être honoré par ses contemporains et la postérité reconnaissante, eu égard à ce que le premier il sortit le genre humain de la minorité, du moins dans un sens gouvernemental, et qu'il laissa chacun libre de se servir en tout ce qui est affaire de conscience, de sa propre raison. Sous lui, des prêtres vénérables ont le droit, sans préjudice des devoirs professionnels, de proférer leurs jugements et leurs vues qui s'écartent du symbole officiel, en qualité d'érudits, et ils ont le droit de les soumettre librement et publiquement à l'examen du monde, à plus forte raison toute autre personne qui n'est limitée par aucun devoir professionnel. Cet esprit de liberté s'étend encore à l'extérieur, même là où il se heurte à des obstacles extérieurs de la part d'un gouvernement qui méconnaît son propre rôle. Cela sert au moins d'exemple à ce dernier pour comprendre qu'il n'y a pas à concevoir la moindre inquiétude pour la durée publique et l'unité de la chose commune dans une atmosphère de liberté. Les hommes se mettent d'eux-mêmes en peine peu à peu de sortir de la grossièreté, si seulement on ne s'évertue pas à les y maintenir.

§12

J'ai porté le point essentiel dans l'avènement des lumières sur celles par lesquelles les hommes sortent d'une minorité dont ils sont eux-mêmes responsables, - surtout sur les questions de religion ; parce que, en ce qui concerne les arts et les sciences, nos maîtres n'ont aucun intérêt à jouer le rôle de tuteurs sur leurs sujets ; par dessus le marché, cette minorité dont j'ai traité est la plus préjudiciable et en même temps la plus déshonorante de toutes. Mais la façon de penser d'un chef d'Etat qui favorise les lumières, va encore plus loin, et reconnaît que, même du point de vue de la législation, il n'y a pas danger à permettre à ses sujets de faire un usage public de leur propre raison et de produire publiquement à la face du monde leurs idées touchant une élaboration meilleure de cette législation même au travers d'une franche critique de celle qui a déjà été promulguée ; nous en avons un exemple illustre, par lequel aucun monarque n'a surpassé celui que nous honorons.

§13

Mais aussi, seul celui qui, éclairé lui-même, ne redoute pas l'ombre (les fantômes), tout en ayant sous la main une armée nombreuse et bien disciplinée pour garantir la tranquillité publique, peut dire ce qu'un Etat libre ne peut oser : « Raisonnez tant que vous voudrez et sur les sujets qu'il vous plaira, mais obéissez !


§14

Ainsi les affaires humaines prennent ici un cours étrange et inattendu : de toutes façons, si on considère celui-ci dans son ensemble, presque tout y est paradoxal. Un degré supérieur de liberté civile paraît avantageux à la liberté de l'esprit du peuple et lui impose néanmoins des limites infranchissables; un degré moindre lui fournit l'occasion de s'étendre de tout son pouvoir. Une fois donc que la nature sous cette rude écorce a libéré un germe, sur lequel elle veille avec toute sa tendresse,c'est-à-dire cette inclination et cette disposition à la libre pensée, cette tendance alors agit graduellement à rebours sur les sentiments du peuple (ce par quoi le peuple augmente peu à peu son aptitude à se comporter en liberté) et pour finir elle agit même en ce sens sur les fondements du gouvernement, lequel trouve profitable pour lui-même de traiter l'homme, qui est alors plus qu'une machine, selon la dignité qu'il mérite.

§15

Dans les Nouvelles Hebdomadaires de Bueschning du 13 septembre, je lis aujourd'hui 30 du même mois l'annonce de la Revue Mensuelle Berlinoise, où se trouve la réponse de M. Mendelssohn à la même question ? Je ne l'ai pas encore eue entre les mains ; sans cela elle aurait arrêté ma présente réponse, qui ne peut plus être considérée maintenant que comme un essai pour voir jusqu'où le hasard peut réaliser l'accord des pensées.

Mon buste , Valery

Ce texte est un extrait de la préface que Paul Valéry a rédigée pour le catalogue de l'exposition Renée Vautier à la galerie Charpentier en 1935. Une des sculptures que Renée Vautier a exposée représente le buste de Paul Valéry.

« Je dois à la circonstance de mon buste, non seulement ce buste assez beau; mais encore, la conscience très précieuse des peines et des problèmes étonnamment subtils dans lesquels la pratique approfondie d'un art dont la donnée est la plus simple du monde, engage celui qui mérite et qui s'inflige ces nobles tourments.

Par peines et par problèmes, je n'entends pas seulement ces difficultés évidentes, premières, et comme naturelles, que tout accomplissement, toute fabrication, nous font aisément et vaguement imaginer. Ce sont là des difficultés finies, presque énumérables, que l'on parvient à résoudre, une fois pour toutes, et dont les moyens de les résoudre peuvent se transmettre assez bien, d'une tête à l'autre, à l'école ou à l'atelier. Mais je songe à ces difficultés tout autres, problèmes d'ordre supérieur, incompréhensibles à la plupart des gens (et même à plus d'un du métier) que le véritable artiste invente et s'impose. Comme on invente une forme, une idée, ou une expérience, ainsi invente-t-il (le sculpteur) des conditions et des restrictions cachées, d'invisibles obstacles, qui relèvent son dessein, s'opposent à ses talents acquis, retardent son contentement, et tirent enfin de lui ce qu'il cherchait, -c'est-à-dire- ce qu'il ignorait qu'il possédât... Je dis que cette invention imperceptible de désirs et de scrupules est une œuvre peut-être plus profonde et plus importante en lui, que l'œuvre visible à laquelle tend son effort; et je dis que cet effort secret contre soi-même façonne et modifie celui qui l'exerce, plus encore que ses mains ne modifient la matière même à laquelle elles s'en prennent. »

Paul Valéry, Pièces sur l'art, Mon buste, édition Gallimard, 1960, page 1358.

L'homme est un animal métaphysique, Schopenhauer

« Excepté l'homme, aucun être ne s'étonne de sa propre existence, c'est pour tous une chose si naturelle qu'ils ne la remarquent même pas. (...) L'homme est un animal métaphysique. Sans doute, quand sa conscience ne fait encore que s'éveiller, il se figure être intelligible sans effort ; mais cela ne dure pas longtemps : avec la première réflexion se produit déjà cet étonnement qui fut pour ainsi dire, le père de la métaphysique. C'est en ce sens qu'Aristote dit au début de sa Métaphysique : « car c'est l'émerveillement qui poussa les hommes à philosopher ». De même, avoir l'esprit philosophique, c'est être capable de s'étonner des événements habituels et des choses de tous les jours, de se poser comme sujet d'étude ce qu'il y a de plus général et de plus ordinaire, tandis que l'étonnement du savant ne se produit qu'à propos de phénomènes rares et choisis, et que tout son problème se réduit à ramener ce phénomène à un autre plus connu.
Plus l'homme est inférieur par l'intelligence, moins l'existence a pour lui de mystère. Toute chose lui paraît porter en elle-même l'explication de son comment et de son pourquoi. Cela vient de ce que son intellect est encore resté fidèle à sa destination originelle, et qu'il est simplement le réservoir des motifs à la disposition de la volonté ; aussi, étroitement lié au monde et à la nature, comme partie intégrante d'eux-mêmes, est-il loin de s'abstraire de l'ensemble des choses, pour se poser ensuite en face du monde et l'envisager ensuite objectivement, comme si lui-même, pour un moment au moins, existait en soi et pour soi.
Au contraire, l'étonnement philosophique, qui résulte du sentiment de cette dualité, suppose dans l'individu un degré supérieur d'intelligence, quoique, pourtant ce n'en soit pas là l'unique condition : car sans doute, c'est la considération des choses de la mort et les considérations de la douleur et de la misère de la vie qui donnent la plus forte impulsion à la pensée philosophique et à l'explication philosophique du monde. Si notre vie était infinie et sans douleur, il n'arriverait à personne de se demander pourquoi le monde existe et pourquoi il y a précisément telle nature particulière ; mais toutes les choses se comprendraient d'elles-mêmes. (...)
Suivant moi, la philosophie naît de l'étonnement au sujet du monde et de notre propre existence, qui s'imposent à notre intellect comme une énigme dont la solution ne cesse dès lors de préoccuper l'humanité. »

Arthur Schopenhauer (1688-1860), Le Monde comme volonté et comme représentation (1818), trad. A. Burdeau, Éd. PUF, 14e éd., 1996
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Lettre à Ménécée, Epicure.

(122) Quand on est jeune il ne faut pas remettre à philosopher, et quand on est vieux il ne faut pas se lasser de philosopher. Car jamais il n'est trop tôt ou trop tard pour travailler à la santé de l'âme. Or celui qui dit que l'heure de philosopher n'est pas encore arrivée ou est passée pour lui, ressemble à un homme qui dirait que l'heure d'être heureux n'est pas encore venue pour lui ou qu'elle n'est plus. Le jeune homme et le vieillard doivent donc philosopher l'un et l'autre, celui-ci pour rajeunir au contact du bien, en se remémorant les jours agréables du passé ; celui-là afin d'être, quoique jeune, tranquille comme un ancien en face de l'avenir. Par conséquent il faut méditer sur les causes qui peuvent produire le bonheur puisque, lorsqu'il est à nous, nous avons tout, et que, quand il nous manque, nous faisons tout pour l'avoir.
(123) Attache-toi donc aux enseignements que je n'ai cessé de te donner et que je vais te répéter ; mets-les en pratique et médite-les, convaincu que ce sont là les principes nécessaires pour bien vivre. Commence par te persuader qu'un dieu est un vivant immortel et bienheureux, te conformant en cela à la notion commune qui en est tracée en nous. N'attribue jamais à un dieu rien qui soit en opposition avec l'immortalité ni en désaccord avec la béatitude ; mais regarde-le toujours comme possédant tout ce que tu trouveras capable d'assurer son immortalité et sa béatitude. Car les dieux existent, attendu que la connaissance qu'on en a est évidente.
Mais, quant à leur nature, ils ne sont pas tels que la foule le croit. Et l'impie n'est pas celui qui rejette les dieux de la foule : c'est celui qui attribue aux dieux ce que leur prêtent les opinions de la foule. (124) Car les affirmations de la foule sur les dieux ne sont pas des prénotions, mais bien des présomptions fausses. Et ces présomptions fausses font que les dieux sont censés être pour les méchants la source des plus grands maux comme, d'autre part, pour les bons la source des plus grands biens. Mais la multitude, incapable de se déprendre de ce qui est chez elle et à ses yeux le propre de la vertu, n'accepte que des dieux conformes à cet idéal et regarde comme absurde tout ce qui s'en écarte.
Prends l'habitude de penser que la mort n'est rien pour nous. Car tout bien et tout mal résident dans la sensation : or la mort est privation de toute sensibilité. Par conséquent, la connaissance de cette vérité que la mort n'est rien pour nous, nous rend capables de jouir de cette vie mortelle, non pas en y ajoutant la perspective d'une durée infinie, mais en nous enlevant le désir de l'immortalité. (125) Car il ne reste plus rien à redouter dans la vie, pour qui a vraiment compris que hors de la vie il n'y a rien de redoutable. On prononce donc de vaines paroles quand on soutient que la mort est à craindre, non pas parce qu'elle sera douloureuse étant réalisée, mais parce qu'il est douloureux de l'attendre. Ce serait en effet une crainte vaine et sans objet que celle qui serait produite par l'attente d'une chose qui ne cause aucun trouble par sa présence.
Ainsi celui de tous les maux qui nous donne le plus d'horreur, la mort, n'est rien pour nous, puisque, tant que nous existons nous-mêmes, la mort n'est pas, et que, quand la mort existe, nous ne sommes plus. Donc la mort n'existe ni pour les vivants ni pour les morts, puisqu'elle n'a rien à faire avec les premiers, et que les seconds ne sont plus. Mais la multitude tantôt fuit la mort comme le pire des maux, tantôt l'appelle comme le terme des maux de la vie. (126) Le sage, au contraire, ne fait pas fi de la vie et il n'a pas peur non plus de ne plus vivre : car la vie ne lui est pas à charge, et il n'estime pas non plus qu'il y ait le moindre mal à ne plus vivre. De même que ce n'est pas toujours la nourriture la plus abondante que nous préférons, mais parfois la plus agréable, pareillement ce n'est pas toujours la plus longue durée qu'on veut recueillir, mais la plus agréable. Quant à ceux qui conseillent aux jeunes gens de bien vivre et aux vieillards de bien finir, leur conseil est dépourvu de sens, non seulement parce que la vie a du bon même pour le vieillard, mais parce que le soin de bien vivre et celui de bien mourir ne font qu'un. On fait pis encore quand on dit qu'il est bien de ne pas naître, ou, « une fois né, de franchir au plus vite les portes de l'Hadès ».(127) Car si l'homme qui tient ce langage est convaincu, comment ne sort-il pas de la vie ? C'est là en effet une chose qui est toujours à sa portée, s'il veut sa mort d'une volonté ferme. Que si cet homme plaisante, il montre de la légèreté en un sujet qui n'en comporte pas. Rappelle-toi que l'avenir n'est ni à nous ni pourtant tout à fait hors de nos prises, de telle sorte que nous ne devons ni compter sur lui comme s'il devait sûrement arriver, ni nous interdire toute espérance, comme s'il était sûr qu'il dût ne pas être.
Il faut se rendre compte que parmi nos désirs les uns sont naturels, les autres vains, et que, parmi les désirs naturels, les uns sont nécessaires et les autres naturels seulement. Parmi les désirs nécessaires, les uns sont nécessaires pour le bonheur, les autres pour la tranquillité du corps, les autres pour la vie même. Et en effet une théorie non erronée des désirs doit rapporter tout choix et toute aversion à la santé du corps et à l'ataraxie de l'âme, puisque c'est là la perfection même de la vie heureuse. (128) Car nous faisons tout afin d'éviter la douleur physique et le trouble de l'âme. Lorsqu'une fois nous y avons réussi, toute l'agitation de l'âme tombe, l'être vivant n'ayant plus à s'acheminer vers quelque chose qui lui manque, ni à chercher autre chose pour parfaire le bien-être de l'âme et celui du corps. Nous n'avons en effet besoin du plaisir que quand, par suite de son absence, nous éprouvons de la douleur ; et quand nous n'éprouvons pas de douleur nous n'avons plus besoin du plaisir. C'est pourquoi nous disons que le plaisir est le commencement et la fin de la vie heureuse. (129) En effet, d'une part, le plaisir est reconnu par nous comme le bien primitif et conforme à notre nature, et c'est de lui que nous partons pour déterminer ce qu'il faut choisir et ce qu'il faut éviter ; d'autre part, c'est toujours à lui que nous aboutissons, puisque ce sont nos affections qui nous servent de règle pour mesurer et apprécier tout bien quelconque si complexe qu'il soit. Mais, précisément parce que le plaisir est le bien primitif et conforme à notre nature, nous ne recherchons pas tout plaisir, et il y a des cas où nous passons par-dessus beaucoup de plaisirs, savoir lorsqu'ils doivent avoir pour suite des peines qui les surpassent ; et, d'autre part, il y a des douleurs que nous estimons valoir mieux que des plaisirs, savoir lorsque, après avoir longtemps supporté les douleurs, il doit résulter de là pour nous un plaisir qui les surpasse. Tout plaisir, pris en lui-même et dans sa nature propre, est donc un bien, et cependant tout plaisir n'est pas à rechercher ; pareillement, toute douleur est un mal, et pourtant toute douleur ne doit pas être évitée. (130) En tout cas, chaque plaisir et chaque douleur doivent être appréciés par une comparaison des avantages et des inconvénients à attendre. Car le plaisir est toujours le bien, et la douleur le mal ; seulement il y a des cas où nous traitons le bien comme un mal, et le mal, à son tour, comme un bien. C'est un grand bien à notre avis que de se suffire à soi-même, non qu'il faille toujours vivre de peu, mais afin que si l'abondance nous manque, nous sachions nous contenter du peu que nous aurons, bien persuadés que ceux-là jouissent le plus vivement de l'opulence qui ont le moins besoin d'elle, et que tout ce qui est naturel est aisé à se procurer, tandis que ce qui ne répond pas à un désir naturel est malaisé à se procurer. En effet, des mets simples donnent un plaisir égal à celui d'un régime somptueux si toute la douleur causée par le besoin est supprimée, (131) et, d'autre part, du pain d'orge et de l'eau procurent le plus vif plaisir à celui qui les porte à sa bouche après en avoir senti la privation. L'habitude d'une nourriture simple et non pas celle d'une nourriture luxueuse, convient donc pour donner la pleine santé, pour laisser à l'homme toute liberté de se consacrer aux devoirs nécessaires de la vie, pour nous disposer à mieux goûter les repas luxueux, lorsque nous les faisons après des intervalles de vie frugale, enfin pour nous mettre en état de ne pas craindre la mauvaise fortune. Quand donc nous disons que le plaisir est le but de la vie, nous ne parlons pas des plaisirs des voluptueux inquiets, ni de ceux qui consistent dans les jouissances déréglées, ainsi que l'écrivent des gens qui ignorent notre doctrine, ou qui la combattent et la prennent dans un mauvais sens. Le plaisir dont nous parlons est celui qui consiste, pour le corps, à ne pas souffrir et, pour l'âme, à être sans trouble. (132) Car ce n'est pas une suite ininterrompue de jours passés à boire et à manger, ce n'est pas la jouissance des jeunes garçons et des femmes, ce n'est pas la saveur des poissons et des autres mets que porte une table somptueuse, ce n'est pas tout cela qui engendre la vie heureuse, mais c'est le raisonnement vigilant, capable de trouver en toute circonstance les motifs de ce qu'il faut choisir et de ce qu'il faut éviter, et de rejeter les vaines opinions d'où provient le plus grand trouble des âmes. Or, le principe de tout cela et par conséquent le plus grand des biens, c'est la prudence. Il faut donc la mettre au-dessus de la philosophie même, puisqu'elle est faite pour être la source de toutes les vertus, en nous enseignant qu'il n'y a pas moyen de vivre agréablement si l'on ne vit pas avec prudence, honnêteté et justice, et qu'il est impossible de vivre avec prudence, honnêteté et justice si l'on ne vit pas agréablement. Les vertus en effet, ne sont que des suites naturelles et nécessaires de la vie agréable et, à son tour, la vie agréable ne saurait se réaliser en elle-même et à part des vertus.
(133) Et maintenant y a-t-il quelqu'un que tu mettes au-dessus du sage ? Il s'est fait sur les dieux des opinions pieuses ; il est constamment sans crainte en face de la mort ; il a su comprendre quel est le but de la nature ; il s'est rendu compte que ce souverain bien est facile à atteindre et à réaliser dans son intégrité, qu'en revanche le mal le plus extrême est étroitement limité quant à la durée ou quant à l'intensité ; il se moque du destin, dont certains font le maître absolu des choses. Il dit d'ailleurs que, parmi les événements, les uns relèvent de la nécessité, d'autres de la fortune, les autres enfin de notre propre pouvoir, attendu que la nécessité n'est pas susceptible qu'on lui impute une responsabilité, que la fortune est quelque chose d'instable, tandis que notre pouvoir propre, soustrait à toute domination étrangère, est proprement ce à quoi s'adressent le blâme et son contraire.(134) Et et certes mieux vaudrait s'incliner devant toutes les opinions mythiques sur les dieux que de se faire les esclaves du destin des physiciens, car la mythologie nous promet que les dieux se laisseront fléchir par les honneurs qui leur seront rendus, tandis que le destin, dans son cours nécessaire, est inflexible ; il n'admet pas, avec la foule, que la fortune soit une divinité - car un dieu ne fait jamais d'actes sans règles -, ni qu'elle soit une cause inefficace : il ne croit pas, en effet, que la fortune distribue aux hommes le bien et le mal, suffisant ainsi à faire leur bonheur et leur malheur, il croit seulement qu'elle leur fournit l'occasion et les éléments de grands biens et de grands maux ; (135) enfin il pense qu'il vaut mieux échouer par mauvaise fortune, après avoir bien raisonné, que réussir par heureuse fortune, après avoir mal raisonné - ce qui peut nous arriver de plus heureux dans nos actions étant d'obtenir le succès par le concours de la fortune lorsque nous avons agi en vertu de jugements sains.
Médite donc tous ces enseignements et tous ceux qui s'y rattachent, médite-les jour et nuit, à part toi et aussi en commun avec ton semblable. Si tu le fais, jamais tu n'éprouveras le moindre trouble en songe ou éveillé, et tu vivras comme un dieu parmi les hommes. Car un homme qui vit au milieu de biens impérissables ne ressemble en rien à un être mortel.
Épicure (341-270 avant J.C.), Lettre à Ménécée. traduction par Octave Hamelin (1856-1907)